L’émergence de l’Afrique est au cœur de très nombreux débats et suscite bien des passions en Afrique comme ailleurs. Mais de quelle émergence parle-t-on ? Et que renferme cette notion fourre-tout qu’on retrouve à tout bout de champ dans les éléments de langage ministériels et les discours des dirigeants politiques ? Chaque pays développe son projet pour devenir « émergent » à l’horizon 2020-2030. Parfois, dans une ambiance folklorique : la canne d’un chef d’État convalescent — le Président Ouattara de Côte d’Ivoire — a ainsi été désignée, en mars dernier, « canne émergente » de l’Afrique de l’Ouest… Et l’intéressé a été le premier à en rire !
Pour saisir les lignes de fond de cette course à l’émergence, il faut investir l’historicité de l’Afrique. Parler de l’Afrique, c’est faire cas d’une cinquantaine de pays réunis sur le même continent. D’où l’impérieuse nécessité d’en souligner les dénominateurs communs, l’énorme potentiel, mais aussi l’extrême diversité.
Une lecture attentive des résolutions des célébrations du cinquantenaire de l’Union africaine, en 2013, montre que l’intérêt qu’elle suscite dans le monde entier va à l’encontre des théories alarmistes qui surévaluent son instabilité. Elle n’en est pas moins minée par les crises et la pauvreté. L’Afrique d’aujourd’hui doit donc faire face aux incompressibles exigences de la paix et du développement durable. La problématique générale de son émergence est indissociable de son affirmation stratégique. Et celle-ci doit s’articuler autour des deux axes interactifs majeurs que sont la sécurité et le développement.
PLACER L’ÉMERGENCE AU CŒUR DE LA PENSÉE STRATÉGIQUE AFRICAINE
La dynamique de la pensée stratégique•1 s’appréhende comme l’ensemble des manières de penser et d’agir qu’une communauté ou un groupe de communautés (les États) mobilise et promeut dans le but d’assurer les conditions de sa propre existence. Il s’agit à la fois de maîtriser son espace et les relations à entretenir avec d’autres acteurs, périphériques ou non. Elle inclut donc des rapports de coopération, de partenariat et d’alliance, de confrontation et de domination. Les rappels historiques prennent alors tout leur sens dans la vision holiste — et non réductionniste — de la situation du continent que nous défendons ici.
L’adoption de la Charte du Manden dans l’empire du Mali est, à cet égard, édifiante. Deux dates en fixent l’importance : 1222 et 1236. Cette compilation de récits oraux, recueillis et retranscrits il y a une trentaine d’années,•2 est ordinairement comparée à la Magna carta. La Charte reprend les grands thèmes de l’organisation sociétale d’une époque correspondant au règne de Soundiata Keïta, empereur du Mali (1235-1255).
Il faut également se fier, de manière plus récente, à la Déclaration de Dakar de 1996,•3 texte fondateur où il est affirmé, en préalable, « qu’à l’instar d’autres peuples, les Africains ont créé des civilisations florissantes, telles l’Égypte pharaonique, Méroé, Monomotapa, Tombouctou et bien d’autres encore. »
La question de l’estompement du génie créateur des peuples d’Afrique se pose cependant. La Déclaration évoque trois raisons fondamentales qui expliquent, selon elle, le phénomène : d’abord, trois siècles d’esclavage qui ont vidé le continent des bras dont il aurait eu besoin ; ensuite, la colonisation européenne qui a parachevé le processus de « surexploitation, de désarticulation et de balkanisation, soumettant le continent aux intérêts étrangers ».
La troisième raison se rapporte à l’échec de l’entreprise de construction nationale qu’a constitué l’accès à l’indépendance des anciennes colonies. Echec causé, d’une part, par l’impréparation des dirigeants nouvellement promus et, d’autre part, par la pression des anciens colonisateurs et divers démembrements.•4
Dans le droit fil de ce qui précède, la brutalité des rapports de force est à prendre en considération, comme la capacité de réappropriation par les Africains eux-mêmes de leur destin. À titre d’exemple, prenons le débat sur l’école occidentale chez les Diallobé. Réunis en conclave, les hommes ayant voix au chapitre écoutent discourir la Grande Royale qui les prévient qu’ils auront à choisir si ce à quoi ils adhéreraient (les effets de l’établissement de liens permanents avec les Occidentaux, l’admission des enfants à leur école pour « apprendre chez eux l’art de vaincre sans avoir raison ») serait plus important que ce à quoi ils renonceraient (leurs traditions et séculaires coutumes).•5 Ce débat permanent va structurer tout l’espace politique, économique et social des communautés faisant face à l’avancée inexorable des colonisateurs, participant au renouvellement des linéaments d’une conscience dispersée. Il est aujourd’hui encore d’actualité.
Dans le continuum des manières de penser et d’agir de ces sociétés, l’on ne peut manquer de répertorier un certain nombre d’autres éléments au sein desquels coexistent plusieurs « logiques », pour reprendre les mots d’Achille Mbembe : il y a la logique de la multiplicité dans laquelle tout se conjugue au pluriel ; la logique de la circulation dont l’antique existence d’États caravaniers atteste la dynamique ; l’existence de civilisations anciennement commerciales qui posent globalement les conditionnalités de la dette sociale.•6
La relecture en apparaît de manière plus pertinente dans les processus d’intégration sous régionale, lents et complexes. Car la question de l’État demeure au centre des préoccupations africaines. Acteur dominant de l’espace politique, économique et social, l’État fait l’expérience des contraintes relatives à ses impératifs régaliens et à l’obligation, vu les nécessités du moment, de se fondre dans le processus d’une intégration communautaire à laquelle il est peu préparé…
Les mêmes dilemmes se retrouvent dans la mondialisation. La Déclaration de Dakar en fait d’ailleurs largement cas, en rejetant l’existence de toute idée de destin collectif pour des peuples dont les uns seraient automatiquement libres, riches et puissants, et les autres pauvres, esclaves et vaincus. Elle indique que la globalisation n’est pas un projet de société spécifiquement africain, que ce projet n’est pas forcément destiné à réveiller les intelligences et à rassembler les dévouements. Enfin, elle estime qu’en représentant « l’esquisse d’un nouvel ordre mondial postcommuniste en gestation », la mondialisation « constitue un espace de confrontation où convergent les stratégies et les défis géopolitiques structurant le monde du XXIe siècle. »
C’est une façon de prendre ses distances par rapport aux discours communément admis. Dans sa célèbre classification du monde de l’après-guerre froide en trois zones, l’Américain Joseph Nye situe le continent africain dans la dernière partie, celle des vulnérabilités accrues et de l’instabilité chronique. Cette troisième partie de tous les dangers est évidemment précédée d’une première partie dont la superpuissance américaine est l’unique acteur ; la seconde partie rassemblant, elle, les acteurs économiques majeurs que sont les États- Unis, l’Europe, le Japon et probablement la Chine émergente.
ASSURER LA SÉCURITÉ ET ACCÉLÉRER LE DÉVELOPPEMENT
La pérennité d’une certaine conflictualité constitue l’axe paradigmatique de l’analyse des dynamiques politiques en Afrique. Elle est également l’un des principaux freins à l’émergence entendue comme le commencement de la mise en œuvre effective de la pensée stratégique dont nous avons précédemment rappelé quelques éléments clés. C’est la raison pour laquelle l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) s’était efforcée d’inscrire dans ses textes fondamentaux en 1963 la nécessité de parvenir à une paix totale par la libération et le rassemblement de l’Afrique, conditions sine qua non de son émergence économique. Le panafricanisme demeure au cœur de ce projet d’unité, quelles qu’en soient les difficultés.
L’organisation continentale table aujourd’hui sur la mise sur pied d’une Architecture africaine de paix et de sécurité (AAPS), en reconnaissant la Capacité africaine de réponse immédiate aux crises (CARIC) comme « dispositif transitoire et complémentaire » à la Force africaine en attente (FAA).
Il existe cependant un immense fossé entre les projections et ambitions d’une telle politique de sécurité et de défense commune et leur opérationnalité. Les interventions militaires extérieures encore nombreuses en Afrique sont là pour le souligner. L’organisation des différentes missions de maintien de la paix des Nations Unies en Afrique relève pour l’essentiel des capacités de projection des puissances occidentales. Les faiblesses et manquements des forces armées africaines sont évidents.
Au-delà du mythe fondateur•7 que peut représenter la problématique de l’unité africaine, la dépendance du continent en matière de défense et de sécurité est chronique et se révèle être un de ses principaux talons d’Achille. Face à ce constat, des dynamiques sous-régionales et locales se font jour au sein des Communautés économiques régionales (CER) et doivent se développer.
À l’exception de l’Union du Maghreb arabe (UMA), à l’existence véritablement fictive, l’ensemble des autres CER est fortement sollicité en matière de conception et de mise en application d’une politique de sécurité et de défense commune. Ces CER ne sont pas exemptes de défauts : leurs défaillances dans leur capacité d’anticipation des crises politiques et des conflits armés en attestent. Les cas de figure du Mali, de la Côte d’Ivoire et plus récemment de la RCA et du Nigeria sont là pour le rappeler. Mais ces difficultés, au lieu de les rebuter, génèrent un investissement plus important encore des États dans les dynamiques d’intégration sous-régionale prenant en compte les dimensions de paix et sécurité.
Il s’est ainsi tenu à Yaoundé au Cameroun, en juin 2013, un sommet sur la piraterie maritime et l’insécurité dans le golfe de Guinée réunissant, sur recommandation expresse du Conseil de sécurité des Nations Unies, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), la Communauté économique des États d’Afrique centrale (CEEAC) et la Commission du golfe de Guinée (CGG).•8 Une grande première pour ces regroupements d’États, dont la vocation d’intégration économique s’est progressivement élargie aux opérations de maintien de la paix. Les bénéfices concrets et immédiats à en tirer restent encore à chiffrer, mais c’est un pas en avant.
Les exigences et contraintes des politiques sous-régionales de défense et de sécurité commune sont importantes. Ces politiques devront continuer d’intégrer la présence et le déploiement de partenaires extérieurs comme l’Union européenne, mais aussi la France en vertu de son histoire commune avec le continent et son engagement récent au Mali et en RCA.•9
C’est au niveau local et sous-régional que s’élaboreront, à notre avis, les fondements de la sécurité et de la stabilité dans l’Afrique de demain. La République centrafricaine et le Nigeria sont menacés d’implosion par le développement d’importants mouvements de rébellion sur leur territoire ou dans leur voisinage immédiat. Ici comme ailleurs (Côte d’Ivoire, Liberia, Sierra Leone ou Mali), la solution ne viendra pas d’une vision centralisatrice.
PROMOUVOIR L’INTÉGRATION
L’important marché économique que constitue l’Afrique s’apprécie sur la base de prévisions démographiques en constante hausse, d’immenses richesses du sol et du sous-sol et des besoins mêmes qu’expriment les Africains. Pour la plupart extrêmement jeunes et de plus en plus instruits et éduqués, leurs goûts et leur consommation s’adaptent aux standards de la mondialisation. Autant d’atouts qui exigent que la paix s’impose partout.
Au niveau des sous-régions dont nous faisons le cheval de bataille de l’émergence du continent, la libre circulation des personnes et des biens est conditionnée par la stabilité, la sécurité et la paix. Les résolutions du sommet de Yaoundé sont claires à ce sujet, comme le sont les conclusions des différentes autres rencontres tenues à Paris le 5 décembre 2013 et le 17 mai 2014, toutes consacrées à la paix et la sécurité en Afrique.
Le savoir-faire technologique et la transformation locale des richesses sont au cœur d’un vaste mouvement qui a déjà permis l’émergence d’une classe moyenne qui se consolide et d’une génération d’hommes d’affaires dynamiques susceptibles de rejoindre les élites politiques. Ces acteurs capitalistes locaux exècrent la guerre qui ne leur offre aucune perspective de développement et de rentabilisation de leurs investissements. Ils rejoignent ainsi une opinion publique épuisée par les coups d’État incessants et autres facteurs d’instabilité.
Si l’on peut s’inquiéter à juste titre du chômage des jeunes, du taux de mortalité infantile et des épidémies (Ebola, sida, etc.), on ne peut nier l’extraordinaire regain de vitalité à l’œuvre. La perception de l’Afrique souffre de la surmédiatisation de certains de ses drames, donnant d’elle une image incomplète et réductrice. Le regain de vitalité dont nous parlons épouse les contours des enjeux d’aujourd’hui.
L’Afrique est un continent en chantier permanent avec un bouillonnement tous azimuts : économique, politique, artistique et culturel… S’il est difficile d’en saisir toutes les dimensions, il faut bien admettre qu’il marque une rupture avec tout un pan de l’histoire des cinquante dernières années avec, par exemple, la remise en cause des survivances du « pacte colonial » et la renégociation des contrats miniers léonins qui assujettissent les États signataires aux grands groupes économiques internationaux.
La croissance économique en Afrique est pérenne et endogène, elle ne procède plus nécessairement de la vente des matières premières comme cela fut le cas durant les deux générations précédentes. La compétitivité introduite par l’élargissement du marché africain aux investisseurs étrangers constitue un signe de plus de l’émergence du continent. Elle a ses exigences. Les États africains doivent mieux définir leurs objectifs, répondre aux attentes et nouer des partenariats judicieux avec les tierces puissances.
Si la présence de la Chine en Afrique suscite des inquiétudes chez certains analystes aux accents paternalistes, attention à ne pas s’alarmer indûment. La Chine est un partenaire comme les autres. Dans le commerce, comme dans les relations internationales, les rapports de forces s’accommodent mal des idées préconçues et des fausses convenances.
Pour toutes ces raisons, la dynamique d’émergence du continent devra s’appuyer sur l’impératif d’une coopération interafricaine en matière de paix et de sécurité, avec un vrai leadership au sein des sous-régions et des regroupements d’États. La mobilisation de toutes les ressources nécessaires à la construction de ce projet présuppose l’existence de pays forts, de gouvernants légitimes et d’une gestion rationnelle des richesses nationales dans chacun des Etats.
Les Africains tirent des leçons de leur passé. Un vaste mouvement est en cours. Il est parcouru de nombreux spasmes qui sont les ultimes manifestations d’un processus long et complexe s’inscrivant dans les méandres du temps. Il n’est donc pas question de la « fin de l’histoire » en Afrique, pour reprendre l’expression de Francis Fukuyama. Au contraire, une nouvelle page s’ouvre pour le continent : celle de son implantation dans le monde…
Germain-Hervé Mbia Yebega
Notes
•1 Voir Germain-Hervé Mbia Yebega, « La pensée stratégique en Afrique subsaharienne », Rapport de consultance, Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) Paris, novembre 2013.
•2 Un ensemble de travaux de Youssouf Tata Cissé reprend pour l’essentiel, les récits oraux préfigurant la Charte du Manden. Voir à cet effet, Soundiata ou la gloire du Mali, Paris, Karthala-ARSAN, 1991, et La grande geste du Mali, Paris, Karthala-ARSAN, 2000.
•3 Cf. « Quelle place pour l’Afrique dans le monde du XXIe siècle ? Réponse des intellectuels et hommes de culture d’Afrique et de sa diaspora », Actes de la Conférence internationale des intellectuels et hommes de culture d’Afrique, Dakar (Sénégal), 21-26 mai 1996, Paris, OIF, 1996.
•4 Le processus de mise à l’écart et d’assassinat de Patrice Lumumba en janvier 1961 est révélateur de la violence du rapport des forces en présence alors en Afrique.
•5 Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961 (plusieurs rééditions).
•6 Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013.
•7 Germain-Hervé Mbia Yebega, « L’Union Africaine, quel bilan ? », Les Afriques-Diplomatie, n° 18, août/septembre 2014, p. 5.
•8 Germain-Hervé Mbia Yebega, « Golfe de Guinée: faut-il y croire ? », Le Jour, 29 juillet 2013, n° 1488, p. 7.
•9 Germain-Hervé Mbia Yebega, « Le pari stratégique de la France en Afrique », Tribune n° 541, Revue Défense Nationale, 18 juin 2014, pp. 1-5.