Après des siècles d’inertie commerciale, 54 pays d’Afrique s’unissent en une zone de libre-échange. Carlos Lopes, un des promoteurs de la ZLEC, explique que cette union continentale tire les leçons des dysfonctionnements de l’OMC mais aussi des dérives libérales de l’Union européenne.
Fin janvier, lors de son 30e sommet, l’Union africaine a annoncé l’imminente ouverture d’une Zone de libre-échange continentale (ZLEC). Selon ses promoteurs, conscients des défauts de l’OMC et de l’Union européenne, ce grand marché permettra de développer les échanges commerciaux entre les 54 États-membres. Une manière de s’émanciper des puissances coloniales et de la Chine. Et de dynamiser une industrie balbutiante.
La Grande-Bretagne prépare sa sortie de l’Union européenne tandis que les différents partenariats commerciaux transatlantiques ne vont plus de soi. Dans ce climat anti-laisser-faire, laisser-aller, pourquoi l’Afrique a-t-elle besoin de cette zone de libre-échange, qui s’ouvrira le 21 mars ?
Avant tout, évitons l’emballement ! Bien malin qui saurait dire aujourd’hui que le Brexit est une bonne chose pour la Grande-Bretagne. Quant à la stratégie isolationniste de Trump, elle est, à ce stade, difficile à lire. Pour l’Afrique, quoi qu’il en soit, le libre-échange doit permettre de faire enfin décoller le commerce interrégional, qui plafonne à 16 % du volume global des échanges.
Quels sont les freins à lever ?
L’Afrique, depuis 1963, a organisé son intégration politique, mais cette solidarité diplomatique ne se traduit pas sur le plan économique : même dans les zones monétaires du franc CFA ou du rand, les échanges dominants concernent d’autres continents. Avec, forcément, des opportunités commerciales perdues. Pour dynamiser les échanges entre Africains, nous devons harmoniser les normes sanitaires, concevoir des systèmes bancaires compatibles et des mécanismes d’investissement. Encore plus concrètement, repenser la logistique. C’est ainsi qu’une usine de yaourts au Sénégal pourra exporter en Mauritanie alors que, bien souvent aujourd’hui, il est plus simple de commercialiser des produits venus d’ailleurs. Au-delà, le travail sur la propriété intellectuelle, par exemple, permettra d’atteindre la chaîne de valeur mondiale.
Quels secteurs bénéficieront d’abord de cette ouverture ?
L’urbanisation africaine crée une demande croissante de produits alimentaires sophistiqués. Le secteur agroalimentaire, où la part d’importation dépasse les 70 %, ne peut que profiter de la levée des barrières douanières et des freins au commerce interafricain. L’Afrique a trois voies possibles pour accélérer son industrialisation, moteur essentiel de la création d’emplois qui doit accompagner la croissance démograhique. Tout d’abord, investir dans l’augmentation de la productivité agricole qui reste un des éléments de pérennisation de sa pauvreté. Mais, pour ce faire, elle doit essentiellement lier l’agriculture à l’industrialisation. Cela passe par la création de chaînes de valeur régionales. Deuxièmement, se battre pour attirer une partie des emplois qui doivent être délocalisés de la Chine pour cause d’augmentation des coûts de main d’œuvre là-bas. Or, pour être compétitif, nos industries ont besoin d’un plus grand marché « intérieur ». Et, finalement miser sur la valeur ajouté de ces matières premières, en particulier à destination du continent. L’Afrique a besoin de fer, cobalt, lithium, etc., pour son avenir industriel, mais pour l’instant ces matériaux sont exportés sans traitement aucun. Autrement dit, l’Afrique doit avoir un projet d’intégration éminemment économique et laisser un peu les proclamations idéologiques.
L’Union européenne n’a pas effacé les identités nationales. Quelles leçons retenez-vous de l’échec, au moins provisoire, de l’idée fédéraliste, rapportée au continent africain, ses cultures, ses religions, ses modes de vie ?
L’erreur de l’Europe a été de privilégier un modèle d’intégration économique néo-libéral. Plutôt que de faire l’Europe des citoyens, on leur a retiré une part de souveraineté sans compensation politique. La banque centrale, par exemple, dont la mission était de garantir la solidité du marché financier, a fini par protéger des établissements bancaires privés dont le comportement n’était pas toujours conforme à l’éthique ! Notre projet est d’une nature différente. Il n’y a pas de transfert de souveraineté, mais l’affirmation d’une solidarité économique dans nos relations avec le reste du monde.
Comment imaginez-vous faire de la ZLEC un outil démocratique, rompant avec l’opacité de l’OMC, par exemple ?
En théorie, cette organisation est l’instrument le plus démocratique puisque le poids de la petite République des Palaos y est supposé égal à celui de… la France. En pratique, on y oblige les petits à accepter les diktats des grands. À preuve, lorsque l’Union africaine souhaite instaurer une taxe de 0,2 % sur les importations non africaines, l’OMC s’y oppose au nom de la lutte dogmatique contre le protectionnisme. Autrement dit, la ZLEC ne doit pas être et ne sera pas une « mini OMC ». Il y a des zones de libre-échange un peu de toutes les couleurs. Mais celle que les Africains sont en train de mettre en place vise essentiellement des tarifs communs, des règles d’origine harmonisées et une capacité unifiée de négociation avec des tierces parties.
Quel mécanisme permettra de garder les ressources naturelles en Afrique, ces richesses que les puissances de l’ancien monde et la Chine rêvent d’accaparer ?
L’Afrique dispose de ressources naturelles importantes et souhaite continuer à les exporter. Mais le souhait des Africains est de garder sur le continent la valeur ajoutée liée à l’exploitation des matières premières. Selon nos calculs, le continent conservait 10 % de cette valeur ajoutée, cela suffirait à créer, chaque année, 5 à 6 millions d’emplois !
Est-ce que, du point de vue de l’environnement, du numérique ou de la logistique, l’Afrique peut profiter paradoxalement d’un retard de développement pour… prendre de l’avance ? La ZLEC peut-elle y aider ?
En Afrique, le système bancaire physique était plus qu’insuffisant. En quelque années s’est développé un système bancaire mobile qui représente déjà 50 % des transactions mondiales ! [le continent connaît aussi une surprenante prolifération de solutions d’assurances utilisant le mobile, ce qui est très avancé dans le marché du secteur. Un autre exemple, c’est l’utilisation de drones pour remplacer les livraisons complexes. La Tanzanie est le leader mondial de ce type d’utilisation et le Rwanda vient de construire le premier aérodrone du monde pour ravitailler le pays en produits médicaux et pharmaceutiques]. Alors que 60 % de l’investissement africain concerne les infrastructures, il est évident que nous n’allons pas dupliquer les ports et les ponts du XIXe siècle, mais les adapter, par exemple, aux nouvelles contraintes du changement climatique ! Demain, les routes africaines prendront en compte la voiture connectée.
Cela étant, le développement des services ne doit pas nous faire oublier le retard de notre industrie. Ainsi, actuellement, en raison d’un système de taxes et de subventions hérité du passé, la production d’énergie renouvelable s’avère aussi coûteuse que l’exploitation des énergies fossiles ! Est-ce une fatalité ? Sur ce dossier encore, la ZLEC accompagne une prise de conscience
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